CHAPITRE VIII
Dans la tourmente
Le Congrès des soviets s’ouvre le 25 octobre à 22 heures 40, dans la grande salle des séances de l’institut Smolny, uniquement chauffée, écrit l’Américain John Reed, « par la chaleur étouffante des corps humains sales[263] ». Au nom de la direction sortante et bientôt sortie, Fiodor Dan annonce d’une voix lugubre que ses « camarades du Parti se trouvent au palais d’Hiver sous les obus[264] » – qui se réduisaient alors à un tir à blanc du croiseur Aurore. Le nombre de délégués est de 542 à 690 selon les sources ; en tout cas, les bolcheviks sont majoritaires. Les élections du bureau à la proportionnelle leur donnent 14 sièges sur 25. Kamenev remplace Dan à la présidence.
À deux heures du matin, après un assaut confus où assaillants et assaillis sont à ce point mêlés que gardes rouges et soldats tirent en l’air pour ne pas s’entre-tuer, le palais d’Hiver tombe et les ministres sont arrêtés. Les délégués SR et mencheviks quittent le Congrès. Lénine monte à la tribune sous les clameurs et fait voter un décret proposant à tous les belligérants une paix immédiate et sans annexion, et un autre décret qui sanctionne et généralise le partage des terres. Puis le Congrès élit un nouveau Comité exécutif central des soviets et adopte la composition du nouveau gouvernement, le Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine. Staline, arrivé au congrès incognito, écoute les orateurs sans mot dire ; il est nommé commissaire aux Nationalités.
Les démissionnaires créent un Comité de salut de la patrie et de la révolution dans la capitale, et un Comité de salut public à Moscou. Le gouvernement bolchevik est d’abord confronté au problème de sa propre survie ; à Moscou, les bolcheviks sont dans une mauvaise posture. Ils ont occupé le Kremlin, mais leur direction locale, hésitante, négocie une trêve, l’évacue, l’abandonne aux troupes gouvernementales qui encerclent et abattent à la mitrailleuse dans la cour près de 300 ouvriers et gardes rouges. Il faut une semaine de combats acharnés aux bolcheviks pour contrôler la ville. À Petrograd, un soulèvement timide des élèves officiers, puis une molle contre-offensive des 600 cosaques du général Krasnov, sont aisément maîtrisés. Les bolcheviks libèrent Krasnov sur sa parole de ne pas combattre la révolution. Il organisera l’Armée blanche dans le Sud, émigrera, formera un escadron de cosaques dans la Wehrmacht en 1942, puis sera livré en 1945 par les Anglais à Staline qui le fera pendre.
À Petrograd, la révolution est confrontée à la décomposition galopante de la garnison sous l’effet de l’alcool. Des hordes de pillards et de soldats dévalisent les entrepôts de vin et entament une gigantesque orgie. Les caves du palais d’Hiver sont prises d’assaut. Les deux régiments de garde sombrent dans les vapeurs éthyliques ; les unités qui les remplacent s’enivrent les unes après les autres ; les équipages de chars envoyés disperser la foule vident à leur tour les bouteilles. Les bolcheviks murent alors les entrées : les ivrognes arrachent les grilles et passent par les fenêtres, et les pompiers envoyés noyer les caves se noient eux aussi dans le vin… Il faudra attendre quatre jours pour qu’un groupe de marins et de soldats mettent fin à cette bacchanale en menaçant d’abattre tout pillard sur place et de faire sauter les entrepôts.
Si le péril militaire est différé, le danger politique est plus sérieux. Un moment abattus, les partisans de la guerre jusqu’à la victoire, de la propriété privée menacée et de la restauration monarchiste commencent à rassembler leurs forces. La guerre civile, engagée sur le plan social par les paysans pendant l’été, relayée par les soldats avides de paix face à leurs officiers bellicistes, se développe ainsi sur le plan politique avant de prendre sa forme militaire avec le concours des diverses interventions extérieures. Le Comité de salut public invite les employés de l’État à boycotter les ordres du Conseil des commissaires du peuple. Jamais l’appareil d’État d’un pays occupé par une armée étrangère n’a opposé à l’envahisseur le dixième du refus massif opposé par les fonctionnaires des ministères au nouveau gouvernement : après avoir vidé les armoires, dissimulé ou détruit les dossiers, détérioré les machines à écrire, nettoyé ou fermé les coffres, égaré les clés, les fonctionnaires ministériels, gorgés de mépris et de haine pour ce pouvoir d’« usurpateurs » et de « goujats », dont tout le monde prévoit la chute dans deux à trois semaines, désertent en masse les locaux. Ceux qui restent insultent les intrus. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires proposent alors la constitution d’un gouvernement de coalition sans Lénine ni Trotsky. Plusieurs dirigeants bolcheviks, dont Zinoviev, Kamenev et Rykov, appuient cet ultimatum ; Lénine et la majorité du Comité central, dont Staline, le rejettent. Les conciliateurs démissionnent du Comité central et du gouvernement, en pleine grève des employés ministériels. Staline représente le Comité central le 3 novembre aux négociations qui s’organisent en vue de la formation d’un gouvernement de coalition. Hier son rôle était de négocier ; il le faisait avec habileté. Aujourd’hui son rôle est de ne pas céder de terrain et d’amuser la galerie ; il remplit sa mission.
Dans L’Utopie au pouvoir, Alexandre Nekritch et Michel Heller déclarent : « Le bolchevisme avait vaincu facilement car il proposait l’utopie : tout pour tous et tout de suite[265]. » En voulant imposer à la Russie cette utopie, ils auraient, selon eux, encamisolé par la violence une réalité rétive et engendré des monstres. Mais cette promesse de tout pour tous et tout de suite est une fable. Les deux auteurs donnent, d’ailleurs, une étrange définition de l’utopie : « Les bolcheviks offrirent l’illusion : la paix, la terre, le pain. La réalité fut une nouvelle guerre, la confiscation du pain, la famine[266]. » Mais la paix, la terre et le pain, c’est bien ce que la masse des paysans, des soldats, des ouvriers, indifférents à la conquête des Détroits et à la victoire du « droit », jugent réaliste et réclament. Des centaines de milliers de paysans-soldats ont, dès l’été 1917, planté leur baïonnette en terre, quitté les tranchées, leurs rats, leurs poux, et sont partis au village participer au partage de la terre que seule la paix pouvait leur garantir. Toutes les forces politiques, mis à part les bolcheviks, leur dirent alors : la paix est impossible avant la victoire, et la terre intouchable avant l’Assemblée constituante. Les masses populaires soutinrent donc ceux qui proclamaient la justesse de leurs aspirations et avaient pris le pouvoir pour les réaliser. Les cavaliers de Kornilov expriment à leur manière cette réalité lorsqu’ils soupirent : « Que pouvons-nous faire quand toute la Russie est bolchevique[267] ? » C’est le refus de la paix et du partage des terres voulus par l’immense majorité qui est à l’origine d’une nouvelle guerre civile inexpiable.
Que peut bien faire un commissaire aux Nationalités dans un empire qui explose ? Son commissariat à demi virtuel se constitue dans des conditions folkloriques, révélatrices du désordre ambiant. Le 2 ou 3 novembre, le révolutionnaire polonais Pestkovski erre dans l’institut Smolny. Nommé directeur de la Banque d’État, accueilli par les injures des employés présents et les huées du conseil de la banque qui lui a refusé la clé du moindre coffre, il a pris la fuite. Il cherche un autre emploi, se présente à Staline, et lui propose ses services pour constituer son commissariat encore inexistant. Staline lui griffonne un mandat. Pestkovski arpente Smolny et embauche un vieil ami qui s’occupe sans enthousiasme du ravitaillement des gardes rouges. Les deux hommes dénichent deux chaises et une table, les poussent contre un mur et y accrochent une feuille de papier blanc portant en gros caractères tracés au crayon bleu : COMMISSARIAT DU PEUPLE AUX NATIONALITÉS. Pestkovski décore son collègue du titre de directeur des services (inexistants) du commissariat et le présente à Staline qui grogne un « hum » indistinct et s’en va. Pestkovski fait fabriquer du papier à en-tête et un cachet qu’il paie de ses deniers. Il court demander mille roubles à Staline, qui l’adresse à Trotsky : « Il a de l’argent. Il en a trouvé à l’ancien ministère des Affaires étrangères[268]. » Trotsky lui prête, contre reçu, 3 000 roubles que les Nationalités ne rembourseront jamais aux Affaires étrangères.
Staline signe le 1er novembre un décret du Conseil des commissaires du peuple publié le 2, affirmant le « droit des peuples de Russie à disposer librement d’eux-mêmes, y compris [le droit à] la séparation totale et [à] la constitution d’un État indépendant », abolissant tous les privilèges nationaux et religieux. Cette reconnaissance des aspirations nationales qui ébranlent l’ancien empire russe se heurte bientôt à la volonté allemande de mettre la main sur l’Ukraine, la Pologne et les pays baltes, puis à la volonté de dépeçage de l’ex-empire affirmée par la France et l’Angleterre. Quelques jours plus tard, le 14, Staline lit le texte du décret qui reconnaît l’indépendance de la Finlande devant le congrès du Parti social-démocrate finlandais à Helsingfors. Le 22 novembre, il signe avec Lénine un « Appel aux travailleurs musulmans de la Russie et de l’Orient » les invitant au combat contre les puissances impérialistes, qui rencontre peu d’écho. Les annexions allemandes, la proclamation de petites républiques indépendantes, puis la guerre civile vont réduire comme peau de chagrin le domaine de son commissariat.
Il n’en est sans doute pas fâché. Il y est flanqué d’une demi-douzaine de collaborateurs, en majorité polonais, lettons, et baltes. Pour eux, comme pour Rosa Luxemburg, qui reproche aux bolcheviks de soutenir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les aspirations nationales relèvent de la démocratie bourgeoise, aujourd’hui dépassée par la révolution prolétarienne. Ils rejettent donc toute idée de république nationale, et même de région autonome, et mettent souvent en minorité Staline, qui ronge son frein en silence puis s’esquive. « Lorsque à cause de nos discussions interminables, racontera Pestkovski, ses réserves de patience s’étaient épuisées, il disparaissait brusquement de façon fort habile, en déclarant : "Je reviens dans une minute", et se cachait dans n’importe quel recoin de Smolny ou du Kremlin, où il était presque impossible de le trouver. Nous commencions par l’attendre, puis nous levions la séance[269]. » Ainsi, mis en minorité, il abandonne le terrain aux autres et cherche un lieu tranquille où fuir ces discussions qui l’ennuient. Pestkovski le trouve dans les endroits les plus inattendus, par exemple à la cuisine, étendu sur un divan, en train de fumer sa pipe et, selon ses dires, « d’élaborer ses "thèses" » dont, bien évidemment, personne ne voit jamais le texte.
Le 20 novembre, il est désigné avec le commissaire à l’Intérieur, Petrovski, pour prendre en main la commission chargée de convoquer l’Assemblée constituante. Les élections, commencées le 12 novembre, s’achèvent. 41 millions d’électeurs, soit près de 80 % du corps électoral, ont voté. Les bolcheviks recueillent 24,5 % des voix, les socialistes-révolutionnaires de toutes nuances 48,5 %, les mencheviks 4,5 %, dont la moitié en Géorgie, les Cadets 4,7 %. Le reste des suffrages se répartit entre divers groupements socialistes et/ou nationalistes. Plus de 80 % des suffrages exprimés, dans un pays paysan, se sont donc portés sur des partis « socialistes » déclarés, et moins de 8 % sur les partis conservateurs et libéraux. Les bolcheviks, majoritaires dans les grandes villes, sont minoritaires dans l’ensemble du pays (sauf en Lettonie, où ils recueillent 72 % des voix) ; les SR sont largement majoritaires à la campagne. Tout de suite, les passions s’exacerbent. C’est ainsi que les membres de la commission électorale, désignés avant le 26 octobre, refusent de coopérer avec Staline et Petrovski, et que ces derniers, le 23 novembre, débarquent à son siège, lui réclament, en vain, ses documents et, devant son refus, arrêtent ses membres.
Alors que les SR de gauche, exclus du parti SR le 26 octobre, s’associent aux bolcheviks et occupent fin novembre les commissariats à l’Agriculture, à la Justice et à l’Intérieur, la contre-révolution s’organise peu à peu. Dans le sud de la Russie, les généraux Kornilov, Alexeiev et Denikine s’allient au parti cadet. Le gouvernement décrète, le 28 novembre, les dirigeants de ce parti passibles d’arrestation, puis interdit celui-ci, ainsi que ses organes de presse ; au début de novembre, les trois généraux constituent l’Armée des volontaires, une petite troupe d’officiers de 3 000 à 4 000 hommes qui comporte un simple soldat pour cinquante officiers supérieurs, et n’est donc encore guère dangereuse, même si la poétesse Marina Tsvetaieva exalte « les gardes blancs, clous noirs/Dans les côtes de l’Antéchrist ».
Le bruit court alors que les bolcheviks ne veulent pas convoquer l’Assemblée. Le quotidien Vecherny Zvon publie le 6 décembre une interview de Staline, qui reste très évasif : il jure que les élus de gauche n’ont nullement l’intention de dissoudre l’Assemblée constituante qui, dit-il, sera réunie dès qu’un assez grand nombre de députés (400) seront rassemblés à Petrograd, et condamne l’idée d’une Constituante parallèle dissidente : « Ces deux Assemblées parallèles seraient illégitimes, dit-il, et cela marquerait la liquidation de la Constituante, ce qui serait déraisonnable et antipatriotique[270]. » Quelques jours plus tard au Comité central, il affirme à nouveau son inquiétude que « deux Assemblées constituantes se préparent[271] ».
Les cosaques du Don, sous la direction de leur chef, l’ataman (chef élu) Kaledine, proclament l’autonomie de leur territoire et collaborent avec l’Armée des volontaires contre l’Armée rouge ; ils envoient à Petrograd une délégation que Staline reçoit, en l’absence de Lénine parti se soigner en Finlande. La délégation demande que l’Armée rouge cesse de les harceler ; Staline souligne le caractère contre-révolutionnaire des actions de Kaledine qui bloque les convois de blé et de charbon vers le nord. La délégation lui demande :
« Si nous instaurions un pouvoir sur des bases pleinement démocratiques, est-ce que vous cesseriez la guerre contre nous ?
— Bien sûr, répond Staline.
— Même si ce pouvoir ne reconnaissait pas le pouvoir du Conseil des commissaires du peuple ?
— J’ai peine à répondre, rétorque Staline un peu embarrassé. Mais nous sommes hostiles à l’idée de conserver des peuples de force. Et si la volonté du peuple travailleur est exprimée de façon définie, alors bien sûr… »
La délégation l’interroge : que feront les bolcheviks si l’Assemblée constituante ne reconnaît pas les décrets sur la paix, sur la terre et sur la nationalisation des banques ? Staline leur répond sans détour : « Nous dissoudrons l’Assemblée constituante et nous organiserons de nouvelles élections. » Et, reprenant la théorie de la volonté générale selon Robespierre, il précise : « Nous avons reçu le pouvoir directement du peuple, par la voie révolutionnaire ; le peuple nous a confié son destin et nous n’avons pas le droit d’abandonner le pouvoir et de confier la défense de ses intérêts et le destin même du peuple à quelqu’un d’autre[272]. » Deux jours plus tard, le 29 décembre, il signe avec Lénine un décret gouvernemental affirmant le droit des Arméniens à l’autodétermination jusqu’à l’indépendance pleine et entière. C’est l’un de ses derniers actes effectifs de commissaire aux Nationalités.
Dans l’appareil du Parti, qui commence à jouer un rôle gouvernemental, son étoile monte. Trotsky remarque vite que Lénine le pousse : « Il appréciait en Staline la fermeté du caractère, l’opiniâtreté, la ruse même[273] », toutes qualités fort utiles en cette période où tant de dirigeants hésitent et flottent, incertains. Il occupe alors une place centrale. Avec Sokolnikov, Boukharine et Trotsky, il anime le comité de rédaction de la Pravda. En compagnie de Lénine, Sverdlov et Trotsky, il décide de toutes les questions extraordinaires après consultation obligatoire de tous les membres du Comité central présents. Tel est le pouvoir de ce fameux quatuor institué le 29 novembre. Le 19 février 1918, la coalition bolcheviks-SR de gauche formera un comité exécutif commun, composé de deux SR, Prochian et Karéline, et de trois bolcheviks, Lénine, Trotsky et Staline.
Plus que la contre-offensive de ses adversaires et que la crise provoquée en son propre sein par son isolement au sommet du pouvoir politique, c’est la désagrégation galopante du pays, cause même de la révolution, qui menace le plus gravement le nouveau gouvernement. La révolution est en effet bousculée par le bouleversement social dont elle est née. Toutes les structures de l’État et de l’économie se disloquent en même temps. Les paysans, en se partageant les terres, détruisent souvent les locaux, l’outillage et le mobilier du propriétaire foncier, lorsqu’ils ne peuvent se les partager. Les soldats-paysans d’une armée agonisante, pour qui le gouvernement des soviets signifie le partage des terres et la paix immédiate, désertent chaque jour plus massivement les tranchées, abandonnant mitrailleuses et canons, et brigandent souvent sur le chemin du retour. Les comités d’usines prétendent gérer leur entreprise et disposer souverainement d’une production qui s’effondre ; souvent les soviets locaux veulent gouverner sur leurs territoires, garder le contrôle de leurs ressources et n’obéir qu’aux ordres de la capitale qui leur conviennent, allant même parfois jusqu’à taxer les sorties de marchandises. Bref, l’autonomie locale menace de démanteler la République des soviets. Le spectre de la famine, déjà menaçant en octobre, rôde. Les chemins de fer sont attaqués par des bandes qui se parent de couleurs politiques diverses, surtout anarchistes, pour justifier brigandage, viols et assassinats. Leur paralysie désorganise le ravitaillement : le blé s’entasse dans le Don ou dans la région de Samara pendant que les habitants de Petrograd ou de Moscou crient famine. La désorganisation engendre le chaos et encourage la combine et le trafic.
Les dirigeants bolcheviks, désorientés et désarmés, prennent des mesures empiriques pour tenir face à la vague montante du désordre, de la faim et de la contre-révolution naissante. La Russie soviétique bouillonne de complots multiples encouragés par les ambassades alliées. Ils sont souvent artisanaux, embryonnaires ou mort-nés, mais réels, et ceux qui les ourdissent partagent l’opinion de l’assassin de Raspoutine, le monarchiste Pourichkievitch, dans une lettre à Kaledine : « Le pouvoir est aux mains d’une plèbe criminelle qu’on ne mettra à la raison que par des exécutions et des pendaisons publiques[274]. » L’ancien adjoint de Kerenski, Boris Savinkov, fonde l’Union pour la défense de la patrie et de la liberté dans le but de préparer une demi-douzaine d’insurrections. Ce bruissement permanent de complots bien réels façonne la mentalité de Staline.
Les fonctionnaires de la Banque d’État refusent toujours de fournir de l’argent au nouveau gouvernement, et même de lui ouvrir un compte, l’empêchant ainsi de payer les employés de l’État. Ils règlent en revanche leurs émoluments aux dignitaires déchus du Gouvernement provisoire et décident, début décembre, la grève générale. En réaction, un décret du 7 décembre crée la Tcheka (Commission extraordinaire de lutte contre le sabotage et la contre-révolution), dont la direction est confiée à Félix Dzerjinski, fils de hobereaux polonais, adhérent du parti bolchevik depuis mars 1917, homme entier, rigide, inflexible et passionné qui a, d’un bout à l’autre, soutenu Lénine dans sa volonté d’imposer l’insurrection à une direction bolchevique réticente ; une semaine plus tard, un décret nationalise les banques.
C’est donc en plein chaos que le gouvernement tente de mettre en œuvre le décret sur la paix. Après avoir lancé à tous les belligérants un appel à ouvrir des pourparlers, auquel les gouvernements alliés ne répondent pas, il signe à Brest-Litovsk, le 22 novembre, une trêve de trois semaines avec les états-majors autrichien et allemand. Les négociations s’y ouvrent le 9 décembre. Les bolcheviks, partisans depuis le début du conflit mondial d’une paix sans annexions ni réparations, se trouvent dans une situation délicate. L’Allemagne et l’Autriche, jouant sur la débandade de l’armée russe, prétendent en effet dicter leurs conditions et annexer la Pologne ainsi que les pays baltes. C’est pourquoi les bolcheviks sont convaincus que la révolution russe n’échappera à l’asphyxie que si le prolétariat occidental (allemand au premier chef) se soulève et prend le pouvoir. Dans l’immédiat, céder aux exigences allemandes revient à accréditer la campagne déchaînée à l’Ouest sur la prétendue entente secrète entre les bolcheviks et le Kaiser. Avec, pour conséquence, l’affaiblissement de l’agitation qui mûrit en Allemagne et en Autriche.
Les exigences allemandes suscitent un vif débat au sein du parti bolchevik, dont la direction est divisée en trois tendances : Lénine, constatant que la vieille armée se meurt, que la nouvelle n’est qu’embryonnaire, comme la révolution en Allemagne, et que le pouvoir des soviets n’a aucun moyen de se battre, juge nécessaire de signer la paix aux conditions allemandes pour éviter l’écrasement militaire ; Boukharine et les communistes de gauche, pour qui « signer la paix impérialiste, infâme », c’est se déshonorer et trahir, prônent, ainsi que les SR de gauche, la « guerre révolutionnaire de partisans contre l’impérialisme allemand » ; Trotsky veut faire traîner les négociations en longueur, le temps de démonter la campagne antibolchevique et de développer la propagande auprès des travailleurs des pays en guerre : il propose en définitive de refuser de signer tout en démobilisant une armée qui n’en peut plus, de proclamer en un mot « ni guerre ni paix ». Il réussit un moment à convaincre.
Le 5 janvier, l’Assemblée constituante ouvre ses travaux. Les députés socialistes-révolutionnaires de droite, majoritaires, se réunissent auparavant sous la présidence du maire de Moscou, Roudnev, responsable de la fusillade de près de 300 ouvriers et gardes rouges, malgré et pendant la trêve à Moscou, le 28 octobre 1917.
La séance de l’Assemblée tient du spectacle de cirque. Après un concert de sifflets et de hurlements venus de la gauche, et un début de bagarre, l’Assemblée élit comme président le SR Tchernov, ancien ministre de l’Agriculture du Gouvernement provisoire. Celui-ci prononce un discours de deux heures qui lasse tout le monde, y compris ses partisans. Après lui, 54 interventions se succèdent, dont sept d’un seul et même SR ukrainien, mais aucune de Staline, qui se tient à l’écart de ce ballet oratoire. La séance, commencée à 4 heures de l’après-midi, dure jusqu’à 4 heures du matin. Mais les bolcheviks et les SR de gauche ont quitté l’assemblée peu après minuit. Ces derniers, opposant le sens du vote à son résultat, dissolvent une Assemblée dominée par les faillis de l’année 1917, qui ont refusé de reconnaître les décisions du second congrès des soviets en octobre 1917. Les SR et les mencheviks ne mobilisent que de maigres troupes pour défendre une Assemblée dont la dissolution n’émeut guère une population paysanne surtout soucieuse de paix et qui s’intéresse plus à ses soviets locaux qu’à la lointaine Constituante.
Mais le Conseil des commissaires du peuple avait été conçu, le 26 octobre, comme un gouvernement destiné à s’effacer avec la convocation de l’Assemblée. Il lui faut maintenant confirmer juridiquement sa légitimité. Une commission du Comité exécutif des soviets élabore alors à la hâte un bref « Projet de résolution sur les institutions fédérales de la République de Russie », que Staline présente très brièvement au IIIe congrès des soviets, réuni du 10 au 18 janvier à Petrograd, en conclusion de son rapport sur la question des nationalités. Sa biographie officielle n’y fait aucune allusion. Le texte adopté affirme que l’organe suprême du pouvoir est le Congrès des soviets, réuni au moins une fois tous les trois mois, et que le Conseil des commissaires du peuple est élu et modifié, totalement ou en partie, par le Congrès des soviets, ou par le Comité exécutif central, affirmations bientôt vidées de contenu réel.
Staline apporte deux correctifs à la déclaration du 2 novembre sur le droit des nationalités à l’indépendance. Il souligne d’abord que la bourgeoisie de certains territoires, comme l’Ukraine, sous couvert d’aspirations à l’indépendance nationale, dissimule sa volonté d’affirmer son pouvoir de classe. Il ajoute, reprenant une idée avancée par Lénine : le principe de l’autodétermination doit être un moyen du combat pour le socialisme, il doit être, pour cette raison, subordonné aux principes du socialisme.
L’Église orthodoxe se joint alors à la coalition antibolchevique. Enragé par l’instauration du mariage civil et le décret de séparation de l’Église et de l’État, promulgué le 22 janvier, le patriarche Tikhon se déchaîne et, dans une lettre pastorale, qualifie les nouveaux gouvernants d’« esprits insensés », engagés dans une « entreprise réellement satanique », et interdit à tous les fidèles d’« entretenir une quelconque relation avec ces rebuts du genre humain[275] ». Le clergé ameute les fidèles contre le décret.
Face à la faim menaçante, le gouvernement forme, le 8 janvier, une commission du Ravitaillement composée de quatre membres, dont Staline, lequel propose aussitôt de dissoudre le commissariat du peuple à l’Approvisionnement, inefficace à ses yeux. À tort ou à raison ? Difficile à dire, mais c’est à ce moment que, pour la première fois, Staline dénonce l’incompétence, la nullité ou la paresse de certains responsables, avant de crier au sabotage délibéré.
Au cours des discussions dramatiques sur la question de la paix, Staline se range d’emblée du côté de Lénine, mais caricature en la schématisant son argumentation. Le 11 janvier, il déclare : « Il n’existe pas de mouvement révolutionnaire en Occident, il n’y a pas de faits, il n’y a qu’une virtualité et nous ne pouvons pas compter sur une virtualité[276]. » Or, le 4 janvier, la grève générale a secoué Varsovie, occupée par les troupes allemandes, et Vienne où elle a submergé la capitale quatre jours durant. Le rejet de la guerre monte dans toute l’Europe. Lénine rectifie aussitôt, en insistant sur la réalité de ce mouvement de masses : « Si nous croyons que le mouvement allemand pourrait se développer immédiatement en cas de rupture des pourparlers de paix, nous devons nous sacrifier, car la révolution allemande serait d’une force supérieure à la nôtre[277]. » Mais il ne croit pas que l’écrasement de la révolution russe fouetterait la révolution allemande. Le rapport des forces dans les sommets du Parti ne lui est pas favorable. À la réunion des cadres de Petrograd, le 8 janvier, il recueille ainsi 15 voix, Trotsky 16, les communistes de gauche 32. Le Comité de Moscou, qui, le 28 décembre, avait demandé « une guerre sans merci contre la bourgeoisie du monde entier », exige une seconde fois, le 11 janvier, « l’interruption des pourparlers de paix » et la préparation de « la guerre sainte pour le socialisme[278] ». Le 19 janvier, Staline voit une issue dans la proposition intermédiaire de Trotsky. Le 21, à la question : « Est-il admissible de signer à l’heure actuelle une paix annexionniste avec l’Allemagne ? », le Comité central répond non par 9 voix contre 5, dont celles de Lénine et de Staline.
Le 14 janvier, les sociaux-démocrates finlandais ont pris le pouvoir à Helsinki. La bourgeoisie finlandaise confie son sort au général tsariste Mannerheim qui, avec l’aide de la division allemande Von der Goltz, écrase les « rouges » au début d’avril et déclenche une terreur inouïe : des femmes et des prisonniers, alignés devant des murs ou des fosses, sont abattus à la mitrailleuse, les blessés sont systématiquement achevés et soixante mille prisonniers survivants entassés dans les premiers camps de concentration de la guerre civile ou dans les prisons surpeuplées ; la moitié sont fusillés ou emportés par le typhus. La terreur blanche fait au bas mot 30 000 morts.
Le 30 janvier, le commandant en chef des armées publie le décret de démobilisation de l’armée. Quatre jours après, le 16 février (pour substituer au calendrier julien le calendrier grégorien, la Russie passe directement du 31 janvier au 14 février), le haut commandement allemand annonce qu’il mettra fin à l’armistice le 18 février à midi. Le 17 février au soir, le Comité central refuse néanmoins de « proposer immédiatement à l’Allemagne d’engager de nouveaux pourparlers en vue de la signature de la paix » par 6 voix contre 5 pour (dont Lénine, Staline et Sverdlov).
Ce refus obstiné fait peser une menace mortelle sur la jeune République soviétique. Le 18 février, les Allemands se mettent en marche. Les soldats russes détalent à la seule vue de leurs uniformes, sans même que la Reichswehr tire le moindre coup de fusil. Pourtant, le matin de ce jour, le Comité central rejette encore la possibilité « d’envoyer immédiatement une proposition sur la reprise des pourparlers de paix » par 7 voix contre 6, puis, devant la fuite éperdue des troupes russes, l’adopte le soir même par 7 voix contre 6, Trotsky, face au désastre, passant du non au oui. Les Allemands, répugnant à prolonger une aventure militaire dans cet espace apparemment infini, avancent néanmoins de lourdes exigences supplémentaires ; ils réclament en particulier l’abandon de la Livonie et de l’Ukraine, où s’est installé un gouvernement autonome, la Rada, avec lequel ils ont déjà signé un armistice séparé. Ce jour-là, discutant par téléphone avec un responsable du Comité exécutif des soviets d’Estonie agonisant face à l’avance allemande, Staline trouve « remarquable » l’idée d’un camp de concentration. Ce n’est pas encore le Goulag[279]. Jusqu’aux camps politiques créés par le gouvernement finlandais blanc, le mot désigne alors un lieu où l’on entasse prisonniers et adversaires.
Le 23 février, au Comité central, sous l’offensive des partisans enragés de la guerre révolutionnaire, Lénine menace de démissionner. La violence des débats sourd à travers le procès-verbal. Un communiste de gauche, Lomov, déclare qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur que Lénine se retire : « il faut prendre le pouvoir sans Lénine » et aller sur le front faire la guerre. Staline, désorienté, propose de ne pas signer, mais d’entamer des pourparlers de paix. C’est un peu tard, et Lénine s’en explique : « Staline a tort lorsqu’il dit qu’on pourrait ne pas signer. Il faut signer ces conditions. Si vous ne signez pas, c’est l’arrêt de mort du pouvoir soviétique que vous signerez dans moins de trois semaines […]. La révolution allemande n’est pas encore mûre. Elle nécessitera plusieurs mois. » (Elle éclatera, de fait, en novembre.) Staline corrige aussitôt sa position, et répète presque mot pour mot Lénine : « Nous devons signer ces conditions immédiatement […]. Nous aussi nous parions sur la révolution [en Allemagne], mais tandis que vous comptez par semaines, nous comptons en mois[280]. » Le Comité central décide d’accepter ces conditions par 7 pour (dont Lénine, Staline, Sverdlov), 4 contre et 4 abstentions, dont Trotsky. Quatre membres du Comité central (dont Boukharine) en démissionnent, et sept commissaires du peuple quittent le gouvernement ; Trotsky abandonne ses fonctions de commissaire aux Affaires étrangères. Staline demande alors si cet abandon de poste « ne signifie pas aussi quitter le Parti ». Rabroué, il s’excuse, jure qu’il n’accuse personne, déclare qu’on a le droit d’agir selon sa conscience, mais rappelle que personne ne peut remplacer les démissionnaires, et se demande avec un peu de perfidie si « les camarades, qu’il invite à attendre le congrès prochain, se rendent compte que leur attitude mène à la scission[281] ».
Lors de la réunion du lendemain, face à la vague de démissions maintenues, Staline semble perdu : il ne propose rien, mais évoque la souffrance qu’il éprouve pour ses camarades et insiste à nouveau pour qu’ils attendent le congrès, car en province, dit-il, leur départ sera pris pour une scission. Il apparaît ainsi, au milieu de cette tempête, comme un homme habité d’abord par le souci de l’unité du Parti au moment où le Comité régional de Moscou cesse tout simplement de reconnaître l’autorité du Comité central.
Le 3 mars, le traité est signé. Le lendemain, le jour où les communistes de gauche publient le premier numéro de leur propre journal, s’ouvre le VIIe congrès du Parti qui ne réunit qu’une cinquantaine de délégués. Il ratifie le traité. Staline, qui n’y prend pas la parole, est fortement contesté. Le présidium propose de l’inclure dans la commission du programme du Parti, qui désormais s’appelle parti communiste. Mais Ouritski suggère de nommer Radek et non Staline dont, dit-il, les articles programmatiques font défaut. Le président de séance réplique : « Staline a écrit sur la question nationale[282]. » Lénine et Trotsky recueillent 37 voix, Staline, le dernier élu, 21.
Une semaine après, le 15 mars, le Comité exécutif central des soviets ratifie de justesse le traité de Brest-Litovsk par 116 voix contre 84 et 26 abstentions, après une séance houleuse où les SR de gauche accusent les bolcheviks de « trahir l’Internationale » et protestent contre ce « traité infâme » en annonçant leur départ du gouvernement. Staline a pendant ces trois mois appuyé la position de Lénine, mais il n’a jamais pris la parole en public pour la défendre ; son soutien est passif, comme s’il était à la traîne d’événements qui le dépassent. Mais il est aussi l’un de ceux qui n’ont pas cédé au vertige de l’utopique « guerre révolutionnaire – sans armée – contre l’impérialisme ». Lénine s’en souviendra.
Lénine jugeant Petrograd trop soumis à la menace allemande, le 11 mars le gouvernement déménage à Moscou, au Kremlin. Staline y dispose d’un trois-pièces sous les combles du corps de cavalerie, qu’il occupe avec sa secrétaire et future femme, Nadejda Alliluieva, et le père de cette dernière, Serguei. L’appartement mitoyen est habité par Boukharine. Le même bâtiment abrite Trotsky, sa femme et ses deux enfants. Jusqu’à la fin de la guerre civile, Staline occupera assez rarement cet appartement à l’ameublement spartiate.
Malgré l’opposition de sa mère, Nadejda, de vingt-deux ans sa cadette, devient sa femme quelques semaines plus tard, sans fête ni cérémonie, au cours d’un repas de famille. Staline y révèle son caractère encore fruste. Il contient un moment son émotion puis, soudain, se lève de table, empoigne un poulet rôti sur la table et, dans un cri de joie, le projette sur le mur où le volatile s’écrase en y laissant une longue tache jaunâtre. Pendant plusieurs mois, Nadejda s’obstine à vouvoyer son époux qui la tutoie. Ce mariage, officiellement enregistré le 24 mars 1919, semble donc, comme le premier, fondé sur un rapport de domination. Mais Nadejda, têtue et volontaire, est d’une autre pâte que Catherine Svanidzé. Une rumeur accuse Staline d’avoir alors pris Nadejda de force. Ce viol imaginaire de la jeune fille annoncerait le viol ultérieur des masses. L’invention est aussi primitive que l’explication qu’elle prétend fonder.
Le commissariat aux Nationalités est alors dispersé dans quelques pièces, aux quatre coins de la ville. Staline veut un local unique et, peu sûr de la validité de ses arguments ou de sa capacité à les défendre, organise un véritable squat. Le Conseil suprême de l’économie nationale (CSEN) n’avait pas encore occupé le Grand Hôtel de Sibérie qui lui était alloué. Une nuit Staline, Nadejda Alliluieva et Pestkovski, armés de punaises et de papier, y pénètrent, remplacent la pancarte portant le sigle du CSEN par une autre au nom du commissariat aux Nationalités, découvrent une entrée secondaire non cadenassée, entrent, et, à la lumière de leurs allumettes, piquent au hasard des pancartes sur les portes. Leur stock d’allumettes épuisé, les trois squatters dévalent l’escalier dans le noir, manquent de se rompre le cou, arrivent enfin au sous-sol, et parviennent péniblement à retrouver la sortie et leur auto. Le lendemain, l’hôtel est rendu à l’Économie nationale et les pancartes nocturnes des squatters arrachées…